Episode 14 

Une nouvelle vie... J'avais espéré pouvoir repartir d'un bon pied à Meadow Glenn, auprès de ma famille... Vraiment, j'avais cru y arriver mais mon cœur ne put le supporter. Je mourrai à petit feu, devant les yeux de Jolan et de mes filles. On ne ressort pas indemne d'une telle transformation. J'ai longtemps penser mettre un terme à ma vie. Je l'ai fait, plus ou moins, en abandonnant ma forme vampirique. Or, ce ne fut pas suffisant. J'avais du sang sur les mains, comme sur les canines. Un vestige aujourd'hui disparu mais mes nuits sont toujours hantées par mes anciennes victimes. Leurs cris, la peur dans leur regard...

Une nuit, alors que je tentais d'en finir avec ma vie, dans l'eau glacée derrière chez nous, Jolan me sauva, de nouveau. Frigorifiée, il me hurla dessus, comme si j'étais la plus stupide des enfants. Ce qui était le cas... J'avais une famille, même si c'était mes frères et mes sœurs. Je les avais sorti de ma vie, sans réfléchir aux conséquences. Je ne pensais qu'à moi à ce moment là, croyant bien faire. Ils ont continué leur vie, sans moi. Vivant dans le bonheur. Alix, ma jumelle, fut la plus maligne en s'éloignant de moi physiquement. Elle avait compris depuis longtemps qu'il n'y avait rien à sauver.

J'avais Jolan et mes filles. Que pouvais-je demander de plus à ce monde ? Ma vie pouvait être parfaite, mais seulement si je le souhaitais et que je me battais pour cela. Il ne me fallait plus vivre dans le passé. Je croyais sincèrement avoir dépassé ce stade, à mon retour à la normalité, dans les bras de Jolan. Mais non, encore une fois, je m'étais trompée. Après la naissance des filles, je commençais à repenser à tout ce que j'avais fait depuis ces vacances fatidiques à Isla Paradisio... Et rien ne me vint à l'esprit. J'avais seulement tuer et pleurer sur mon sort, délaissant mes parents, mes sœurs et mes frères. Aurélianne fut peut-être la seule à se battre avec moi, pour moi. Mais j'étais trop stupide et trop immature pour m'en apercevoir.

Aujourd'hui, je vis dans une autre ville, loin de ma famille. De toute manière, même s'ils m'ont soutenu le contraire, je n'avais plus ma place auprès d'eux. Non, car je les avais trahis et abandonné. Je ne pouvais les regarder en face. Et ce décallage temporelle entre nous m'était insupportable. Guenièvre, ma chère petite Guenièvre, que j'ai vu grandir et un peu élevé, était presque aussi âgée que moi. Physiquement, c'était impossible de me présenter comme sa tante. Elle, elle s'en fichait, je le savais pertinemment, mais moi... Mon coeur saignait à chaque fois que mes yeux se posaient sur elle. Ma resplendissante petite sorcière vivait sa vie auprès de son époux et de son premier enfant, non loin de sa véritable famille.

Comme chaque jour -enfin j'aime me l'imaginer ainsi- je passais des heures, blottie contre mon époux, à regarder mes filles jouer dans la cour. C'était l'été et les vacances pour elles. Elle s'étaient plus ou moins acclimatées à ce petit bourg campagnard qu'était Saint Patience. J'avais eu un coup de cœur en voyant les quelques photos de cet endroit. Et Jolan ne fut pas difficile à convaincre. Pour tout vous avouer, c'était son idée. Partir loin de cette ville qui faisait jaillir tant de souvenir et de remord. Alors sans trop y réfléchir, sans se soucier de l'aspect financier ou encore moral, nous avons mis en vente notre petite demeure de Meadow Glenn, fait nos bagages et sommes partis, ne laissant derrière nous que le passé et le petit Ohka, le petit de nos chiens. C'était là le seul présent que je pouvais offrir à ma Guenièvre.

Si Angéline n'avait pas tiré la sonnette d'alarme, nous ne serions plus ensemble aujourd'hui. Nous avions beau nous aimer comme jamais, elle était si secrète que je ne pus percer son secret. Cette nuit là, au bord de l'eau, j'ai cru que mon coeur allait s'arrêter. Les filles n'étaient encore que des bambins et elles dormaient sereinement, comme toujours. Angéline les avaient bordé et veillé longuement, plus que d'ordinaire. J'étais occupé à frapper à coup de burrin mon morceau de marbre que je ne vis pas son étrange comportement. La porte eut beau se refermer calmement, ce fut Sakari qui me dépêcha. Aussi froide que la nuit d'hiver que nous subissions, cette scène me glaça le sang. Les vêtements de ma femme étaient jetés à même le sol, les uns à la suite des autres, formant un chemin. Mon sang se glaça de plus bel lorsque je vis ma femme se baignant dans les eaux glacées nue.

Enfin "se baigner"... C'était là plus une expression qu'autre chose, car Angéline coulait littéralement. Elle ne se débattait pas, ne tentait absolument pas de se défaire des liens que son coeur lui avait passé autour des chevilles et des bras. J'avais perdu ma soeur et ma nièce, je n'aurais pu supporter la perdre également. Même si nos filles étaient là... je crois que je l'aurais suivi. Angéline était - et est encore maintenant- mon unique raison de vivre. Elle est la mère de mes enfants, mon amie, mon amante, ma confidente. Nous avons vécus une chose effroyable et incroyable ensemble, qui demeure à jamais secrète. Cette vie de morte-vivante qu'elle vécut est un secret lourd et dénué de sens. Qui pourrait bien croire cette histoire ?

Sa propre famille n'arriva pas à le faire, même les moins septiques. Cette jeunesse "éternelle" qu'elle arborait, ils pensaient tous qu'elle subissait des opérations chirurgicales. Mais non, Angéline avait été maltraitée, violée même par cette pourriture aux dents pointues qu'était Lennart ! Rien que d'évoquer cette pourriture, j'ai une soudaine envie de cogner, d'hurler. Elle n'était qu'une victime parmi tant d'autre. Il avait déceler sa faiblesse et en avait joué. Et j'en étais venu à la détester. Non, ce n'était pas elle que je détestais ! Mais plutôt ce qu'elle était. Sa condition, son "espèce" d'adoption était une hérésie et une agression permanente, pour moi.

Mais le temps, le destin... je ne saurais le dire, avait tout changé. Elle était désormais ma femme, ma moitié et mère de mes filles. Mais cette femme qui resplendissait de force et de caractère mourrait à petit feu devant mes yeux. Angéline n'était plus que l'ombre d'elle même, et même si elle luttait pour sortir la tête hors de l'eau, son corps était épuisé. Sa tête était fonctionnelle, pleine de volonté, mais son corps... Elle ne s'adaptait pas vraiment à son nouvelle humanité.

- Jolan...

Sa voix n'était qu'un murmure. Epuisée et triste. Je ne pouvais la quitter. Avec un sourire, même si j'avais envie de pleurer, je m'approchai d'elle, en douceur.

- Je t'ai réveillé ?

Elle tourna la tête doucement vers moi, son teint blanc était effrayant et me serrait le cœur. Il saignait... Je n'avais aucune envie de la perdre, mon petit rayon de soleil aux cheveux vert.  Ses doigts contre ma joue étaient glacés. Je réprimai un frisson et conservai mon sourire.

- Je me suis encore endormie ?

J'hochai la tête. Je ne pouvais nier, c'était d'une évidence. Mais le regret dans sa voix m'acheva. Elle était vraiment mal en point. Et nous ne pouvions rien y faire.

- Les filles...

- Ne t'en fais pas, elles s'amusent toujours dehors.

- Je suis désolée, Jolan...

Puis elle s'assoupit de nouveau. Je m'installai à ses côtés, épuisé moi aussi. Assis sur le rebord du lit, tête entre mes mains, j'écoutai la respiration paisible de ma femme. Je lâchai un sanglot. C'était trop difficile pour moi de me montrer brave et fort à chaque instant. Les filles ne devaient aucunement souffrir de cela. Avec Angéline, nous avons décidés de taire son état. Elles sont bien trop jeunes pour comprendre... Oui... Trop jeunes...

Installées dans le bac à sable, Iseult et Isabeau s'ébrouaient avec la poudre jaune et s'amusaient avec leur râteau. C'était devenu une de leurs activités favorites, cet été. De toute manière, elles n'avaient pas grand chose d'autre à faire. C'était une nouvelle ville, et elles ne connaissaient personne, étant arrivées pendant les vacances d'été. La rentrée était pour bientôt et Iseult était bien plus enthousiaste que sa jumelle.

- Pourquoi tu veux pas y aller ?! On va se faire plein d'amis, et s'amuser.

La brune soupira tout en plongeant sa main dans le sable. Elle n'était pas aussi optimiste que sa blonde de sœur.

- Il n'y a que toi pour apprécier ce genre de chose, Iseult.

- "Ce genre de chose " ? Répéta la blonde, mi-septique, mi-amusée.

- Oui. L'école, ça n'a rien d'amusant. C'est bruyant et terrifiant.

Sa sœur haussa les épaules, puis observa sa petite sœur. Jumelle certes, mais Iseult était l'aînée. Elle savait sa sœur très timide et discrète et que, contrairement à elle, elle subirait forcément les moqueries des plus grands. Elle soupira. Les enfants étaient tous cruels entre eux, elle en avait pris son parti, mais pas Isabeau. Elles ne seraient pas dans la même classe. Iseult s'est avérée être une petite génie, elle ne pourra donc protéger sa jumelle. Cela l'attrista de voir ce manque de confiance suinter d'Isabeau.

Jolan sortit de la maison et retrouva ses filles, toujours en train de jouer. Elles étaient silencieuses, toutes deux plongées dans leurs pensées. Il les observa un moment avant de reprendre son chemin vers son atelier.

- Les filles, si vous décidez d'entrer, soyez calmes et discrètes. Maman se repose.

- D'accord ! Répondirent-elles à l'unisson.

Elles avaient l'habitude, car leur mère dormait la plupart du temps, surtout à cette heure-ci. Jolan leur sourit, fier et à la fois triste de contraindre ses filles au calme.

Il arrivait à se souvenir de sa propre enfance, auprès de sa soeur et de ses parents. Il courrait partout, se salissait, s'écorchait. Il était loin ce petit Jolan fou et plein d'énergie. Il avait grandi et était devenu sérieux. Mais avec les années, les événements, la perte de ses proches, sa paternité... Il avait gagné en maturité, et son énergie, il l'a conservait pour autre chose. C'était là les responsabilités.

Mais pour rien au monde, il ne troquerait ses responsabilités pour de la "liberté" et la folie de la jeunesse. Il vivait pleinement sa vie d'homme et de père auprès des trois femmes de sa vie. Même s'il songeait à un autre enfant, il ne pourrait être plus heureux.

Un autre jour, Angéline se sentait en forme et ressentait surtout le besoin de sortir de chez elle. Ses filles avaient passé leurs vacances enfermées chez eux. Elle ne pouvait les priver d'un moment en famille. Hélas, Jolan ne put venir, trop occupé avec une commande. Il assurait à lui seul les dépenses de cette petite famille. Et plus les enfants grandissent, plus les besoins sont chers. Alors ce moment de famille se transforma en moment Mère-Filles.

Iseult était enchantée par cette petite balade dans la nature. Certes, elles n'étaient pas loin de la maison, mais elle s'en fichait, elles étaient ensembles. Elle enlaçait sa mère, toute heureuse, le sourire ne quittant pas ses lèvres. Cela réchauffa le coeur d'Angéline qui sentait ses yeux s'humidifier. Mais elle n'allait pas pleurer, pas devant ses filles, même si c'était de joie.

Cannes en mains, elles pêchaient. On ne pouvait pas dire qu'elles excellaient, mais il fallait bien débuter un jour. Et puis Iseult réclamait à son père une leçon de pêche depuis tant de temps. En entendant cela pour la première fois, Angéline fut surprise, tout comme Jolan. Ils n'auraient jamais crû que leur fille puisse un jour s'intéresser à une telle activité.

Mais, malgré l'enthousiasme d'Iseult, pour Isabeau, c'était une toute autre histoire. Angéline scruta sa fille et son sourire se dissipa un instant. Elle n'était pas sa soeur, elle ne pouvait le nier. Déjà physiquement mais mentalement, elles étaient un peu le jour et la nuit. Cela lui fit repenser à sa propre jumelle : Alix.

- Isabeau... tu ne veux pas pêcher ?

- Non.

Sa réponse fut concise et claire. Elle n'était absolument pas ravie d'être là. Elle aurait préféré rester à la maison soit à écouter de la musique ou lire. La mère soupira avec tristesse. Elle aurait aimé partager ce moment avec ses deux filles, mais elle se rendait compte qu'ils étaient difficile d'accorder tout le monde. Elles n'étaient pas capricieuses, mais il leur était souvent difficile de faire des concessions et des efforts afin de faire plaisir aux autres. Elles n'étaient que des enfants, mais Angéline aurait tant apprécié qu'elle se joigne à elles.  38

- Maman, tu ne la feras pas changer d'avis. Tu connais Isa, elle a déjà fait un effort surhumain en venant jusqu'ici.

Angéline posa son regard sur Iseult qui sifflotait tout en pêchant. Elle était non-chalante et ne s'offusquait en rien de l'attitude de sa jumelle. L'insouciance des enfants était infinie... Cela fit soupirer Angéline qui reprit sa partie de pêche.

 - Papa ?

Une petite voix s'inséra dans la pièce, accompagnée d'un léger grincement de porte. Jolan donna un dernier coup de burrin à son oeuvre puis lança un regard par dessus son épaule.

- Isabeau ? Tu ne devrais pas être avec ta mère et ta sœur ?

Elle s'approcha doucement de son père, la tête basse et la mine boudeuse. Elle savait pertinemment qu'il n'était pas heureux de la voir ici. Cette pièce leur était plus ou moins interdite. Mais elle s'était dite que comme il était là, cela ne devait pas poser de problème. Jolan remarqua l'attitude de sa fille, il soupira lui aussi et la fixa.

- Je sais ce que tu vas dire Papa. Mais je m'ennuyais là-bas. Iseult voulait pêcher, et moi j'aime pas ça.

- Tu as essayé au moins ?

Elle secoua la tête tout en évitant de regarder son père. L'homme soupira à nouveau, se grattant la nuque. Isabeau était trop honnête pour mentir, même si elle essayait. Cela le fit sourire un peu avant de se reprendre.

- Isabeau, je croyais que le mensonge était interdit.

La petite se mordit la lèvre et fixa de plus bel le sol. Ses mains tiraient sur son maillot. Jolan savait qu'elle s'en voulait mais que ce fut plus fort qu'elle. Elle aimait toujours fureter dans l'atelier, surtout lorsqu'il était là.

- Ma poupée, je ne t'en veux pas.

- C'est vrai ?

Son visage rayonnait. Il venait d'employer son petit surnom, signe absolu qu'il ne lui tenait aucunement rigueur de sa "fugue" et de son intrusion. Elle adorait son père car il lui pardonnait tout et était toujours gentil avec elle. Il avait saisi sa main et la lui serra avec affection.

- Isabeau, je sais que tu es différente de ta sœur. Et ce n'est pas grave.

- Mais on est jumelle...

- Oui, vous êtes jumelles, mais vous êtes avant tout vous-même. Avec Maman, on n'attends pas de vous que vous soyez identiques. Nous souhaitons que vous soyez heureuses et en bonne santé.

Un nouveau sourire naquit sur le visage de la petite brune. Jolan savait très bien que la petite était perdue. Qu'elle cherchait sa place dans ce foyer. Entre Angéline qui était malade, lui toujours occupé et sa sœur très énergique et par conséquent très présente, la pauvre Isabeau ne savait où marcher.

Un sourire partagé, une peine envolée. La petite se précipita dans les bras de son père et lui offrit un énorme câlin. L'homme rit un instant avant de lui rendre son étreinte. Il adorait sa fille -ses filles mêmes- et trouvait adorable toutes leurs craintes, leurs joies, leur espoirs. Il était fou de ses filles. S'il pouvait, son univers ne graviterait qu'autour d'elles.

Plus tard, à l'heure du goûter, la petite famille était attablée. Jolan avait repris son travail, tandis qu'Angéline avait pris du temps pour cuisiner avec Isabeau. Elle n'était pas la meilleure cuisinière du monde, mais elle avait réussi à trouver une activité qui la rapprochait de sa petite fille. Comme toujours, Iseult racontait sa journée avec enthousiasme.

- Et là, Maman a pêché un poisson gros comme ça !

Elle mimait la taille à l'aide de ses mains, frappant presque sa sœur dans son élan.

La réponse fut presque immédiate, car Isabeau lui asséna un léger coup de pied dans le tibia.

- Aie !!! Maman !! Isabeau m'a frappé !

- C'est même pas vrai ! Répondit cette dernière d'une petite voix tout en engloutissement son muffin.

- Arrête de mentir !!

- Ca suffit vous deux ! Coupa Angéline.

Elles s'adoraient mais la moindre occasion était bonne pour se chamailler... La mère put découvrir un Jolan hilare derrière son gâteau. Elle lui décocha un regard plein de reproche tandis que les petites continuaient de se disputer gentiment.

La nuit était là et toute la ville reposait. La tranquillité et le silence était maîtresse et maître des lieux, imposant leur joug aux habitants bien heureux de pouvoir dormir après une longue journée de travail. La rentrée scolaire était passée depuis peu, laissant aux filles le loisir de goûter aux joies de l'école et de la camaraderie. Enfin pour Iseult cela se passait plutôt bien, car la petite avait du caractère mais pour Isabeau c'était un autre combat. Angéline était inquiète, très inquiète même... Mais il fallait que leur fille fasse des efforts pour s'intégrer 

C'était là tout le défi. Angéline et Jolan se devait d'être présent pour elle, mais en même temps ils ne pouvaient s'imposer et prendre un à un par le col chaque enfant qui osait embêter leur fille chérie. Cela était une véritable épreuve pour le cœur de cette pauvre maman qui luttait contre son envie de protection et de voir mûrir sa fille.

Comme chaque matin, Angéline s'affairait aux fourneaux, perpétuant -malgré elle- les gestes de sa mère Anaïs. Elle n'aurait jamais pensé devenir une mère dévouée qui se lèverait au petit matin, bien avant le soleil, afin de préparer des pan-cakes ou des crêpes à ses petites têtes blondes et gourmandes.

Mais on ne pouvait lutter contre ces habitudes et ces gestes qui signifiaient alors une époque heureuse et sereine. Son enfance ne fut triste ni catastrophique. Au contraire, avec le recul, elle était magnifique et pleine d'amour. Sixième enfant d'une famille nombreuses et colorée, Angéline n'aurait pu rêver de meilleur foyer pour grandir. Elle souleva sa pâte, d'un geste expert, et sourit devant ses souvenirs d'enfance qui lui revinrent. Sa mère, tout comme Alix à une époque, avait l'habitude de chantonner tout en cuisinant. Angéline se surprit à l'imiter. Cela la fit rire, et une porte grinça timidement. Elle pivota et découvrit son époux, se grattant le ventre d'un geste négligé, plissant son t-shirt. Elle le regardait avec amour. Ils avaient beau vieillir, il restait toujours le même et le désir parcourait toujours ses veines.

Un peu plus tard, les filles étaient levées, lavées et habillées, Angéline faisait la vaisselle, tandis que Jolan les accompagnait jusqu'au bus de l'école. C'est à dire : devant leur porte. Si Iseult s'était précipitée en courant et en riant, la petite Isabeau prenait son temps et traînait le pas. Jolan, une main dans son dos, l'escorta jusqu'aux portes tout en répétant ses recommandations quotidienne.

- Et surtout, tu ne parles pas aux inconnus.

- Je sais Papa.

- Isabeau, tu n'as pas avoir peur d'aller à l'école. C'est nouveau pour toi comme pour eux. Avec le temps, ils arrêteront de t'embêter. Et si ils n'arrêtent pas, ne le garde pas pour toi. Viens nous en parler.

La petite hocha la tête, puis après avoir embrassé son père, rejoignit sa sœur.

Une fois les portes refermées, le bus décolla et glissa sur l'asphalte humide tandis qu'Isabeau soupirait tout en fixant le décor qui défilait devant ses yeux. Iseult la fixait, mitigée entre l'amusement et le dépit. Sa jumelle était timide, bien trop timide. Et c'était son silence qui attisait les brimades à son encontre.

- Isa faut que tu te défendes !

- Pourquoi faire ?

- Ben pour aller mieux ?! Tu peux pas rester pour toujours une proie facile.

Cela fit légèrement sourire la brune qui ne releva pas le commentaire de sa sœur. Une proie facile ? C'était quoi exactement ? Une personne que l'on pouvait chasser à son envie ? C'était bien trop abstrait pour la petite fille qu'elle était.  

Plus tard, la pluie avait cédé sa place au soleil. Illuminant et radieux ce dernier réchauffait l'asphalte et les murs des bâtiments de la ville. Saint Patience était une ville réellement calme et paisible, bien plus que ne l'aurait espéré le couple Vauganne. Ici, ils étaient seuls. Ils ne connaissaient personne mais ils s'en fichaient, ils étaient ensemble, avec leurs filles. Certes cela pouvait être triste, sachant qu'Angéline était toujours entourée de sa famille, il suffisait de faire un pas dans le centre ville de Meadow Glen pour tomber sur un cousin ou une cousine d'une cousine. Sur deux générations, la famille s'était bien trop étendues. Jolan aimait dire qu'ils avaient conquis la ville.

En un sens, c'était la vérité. Car Lawrence et Ambrine -les grand-parents de sa femme- eurent six enfants. Enfants qui eurent également des enfants. Sur si enfants, cinq construirent uen famille. Deux d'entre eux eurent quatre enfants, un autre trois enfants et enfin Anaïs en eut six. Ces mêmes enfants eurent des enfants à leur tour... C'était pire qu'un virus... Mais Jolan avait beau y penser et y repenser encore. C'était là un cycle naturel et totalement humain que ce besoin de procréation et de survie de leurs gênes. Certes c'était aussi une preuve d'amour et un désir... Il y avait plusieurs opinions mais dans les faits : cela faisait beaucoup d'enfant dans une même ville issus d'une même famille.

Il avait eu, une fois, une conversation de ce type avec la soeur aînée d'Angéline. Aslinn était déjà grissonnante à ce moment là, et la différence d'âge avait alors frappé Jolan. Certes, Aslinn était déjà majeure lorsque les petites dernières n'étaient que de jeunes enfants, mais l'histoire d'Angéline avait creusé un fossé entre elles deux. Bref, là n'était pas la question, cette conversation relatait de cette histoire d'enfant et de cousin à tous les coins de rues de Meadow Glen. Elle même, plus jeune, ne cessait de répéter que tous les jeunes de son âge étaient de sa famille et cela la désolait profondèment. Mais elle sourait lorsqu'elle raconta à Jolan ces souvenirs. Mine de rien, Aslinn avait eu des amis même s'ils étaient de son sang.

Mais ici, à Saint Patience, qu'allait-il devenir de ses filles ? Allaient-elles être seules toute leur jeunnesse ou allaient-elles faire des rencontres, des voyages, des sorties ? Vivre tout simplement leur vie, sous le regard bienveillant de leurs parents. Jolan salua discrètement un passant tandis que Tyee tirait sur sa laisse. Jolan le rappela à l'ordre avec un claquement de langue, puis ils reprirent leur promenade.  85

Il s'était rendu compte qu'il avait négligé ses chiens depuis leur nouvelle vie. Les pauvres bêtes avaient bien vieillis, le blanc tachant leur pelage. Mais ils étaient toujours aussi vif et bien plus récalcitrants qu'avant. Jolan avait bien dû mal à les contenir et les contenter. Même si leur grand âge les forçait à dormir la plupart de la journée, ils étaient de plus en plus demandeur d'attention et de caresse. Mais leur maître était bien trop occupé à se tailler une nouvelle réputation et à faire vivre sa petite famille.

Mais ses chiens, ses amis de toujours ne lui tenaient pas rigueur de son manque d'attention, se tenant mutuellement compagnie. Ils savaient que leur maître n'était plus que pour eux. Et profitaient du peu de temps passé ensemble, comme aujourd'hui. Tyee se satisfaisait de peu, un simple bâton, un jet...

La bête s'était assagie avec le temps, laissant les grognements de côté au profit du jeu. Il faut croire que la fierté part en vacance lorsque la sénilité s'installe. Pour le plus grand plaisir de Jolan, ou d'Angéline, le foyer respirait la sérénité.

Mais le temps galopait, comme une flèche fendant l'air. Lui qui n'avait pas eu d'emprise pendant tant de décennies sur elle, Angéline se voyait enfin atteinte de chronomètre visant à lui réduire son temps parmi les vivants.

 

 

Rides, pattes d'oies aux coins des yeux, le front légèrement plissé. Angéline venait d'entrer dans l'âge adulte, sous les applaudissements de ses fillettes et de son époux. Elle pouvait faire une rétrospection sur sa vie, mais elle n'en voyait pas l'utilité. Elle était plus qu'heureuse de pouvoir souffler ses bougies, comme tout le monde. Être normale après tout ce temps. C'était un signe que son humanité avait repris possession de sa vie.